La Montagne Invisible
"La porte de l'invisible doit être visible".
René Daumal. Le Mont Analogue.
pour Hélène Jacquier, au tableau "Paysage 2013" Lafarre, 8/9 janvier 2017
La luminosité de la brume
dissimule l'apparition vague
soudain illuminée
durant une fraction subtile du temps
avant de plonger
sous le reflet bleu du ciel
dans les profondeurs du lac
dans l'épaisseur obscure
sous la surface
dans le reflet de la montagne invisible
dans les cercles invisibles
laissés par la pierre invisible
lancée par une main invisible
cercles trop grands
pour en percevoir la courbure
imprimée par la pierre
enfouie maintenant
dans la vase
profonde et noire
une main frôle l'eau
- ou est-ce une aile -
et les hanches de la montagne
frémissent dans l'ombre
- ou est-ce leur reflet -
quand un souffle parcourt
l'échine du marcheur immobile
devant le tableau
du fond du lac
on ne perçoit
que l'obscure agitation
des particules de la montagne
inversée
en suspension à la surface
dans l'étendue
entre deux mondes
à l’extrême du regard
sur l'horizon
on devine la montagne
masse obscure
gardée par une armée d'arbres diffus
dont les racines retiennent entre leurs doigts
humus et pensées inutiles
en décomposition
dans la canopée
un harfang veille
deux yeux noirs
dans une bouffée de plumes blanches
le chemin est de lumière
entre terre et feu
couvant sous la fontanelle
il traverse le lac jusqu'à la berge
où il s'enfonce entre les arbres
et leur haleine humide et tiède
là où le peintre a placé
la silhouette d'un esprit gardien
- mais le sait-il
et peu importe
déjà la toile
ne lui appartient plus -
quand le tableau bascule
vers la gauche
la porte
apparaît
et précipite
le marcheur immobile
qui se cogne le front
dans le bleu de la nuit
sur le seuil offert à l’œil
débute alors l'ascension
des marches humides
contenant l'image
de tous ceux
venus gravir la montagne
franchir le seuil
devenir le souffle
qui peuple la brume
et traverser son miroir
en inversant l'image
la toile retournée
comme un sablier
pour ingérer la montagne
pénétrer la montagne
être la montagne
dans le miroir
sommeille la toile jamais peinte
qui peut rendre fou
le plus déterminé des peintres
et le marcheur
immobile dans son ombre
de dos
auréolée de la poussière stellaire
de son regard
qui le précède
dans la montagne
il voit par les pieds
l'inaccessible sommet
entend par les yeux
la respiration de la matrice
et l'implosion paisible
- comme au ralenti -
d'une nuit de lumière
d'un jour jailli de la fange
et soudain ébloui
le corps s'absente
ses mains sont le remous du ciel
ses pieds les tremblements du sol
son coeur bat quelque part dans l'univers
pulsar ou trou noir
il ne saurait le dire
Il peut se perdre
et tout perdre
dans l'instant
même si perdre et gagner
n'ont pas de sens ici
il poursuit sa route
c'est un jeu dangereux : il s'agit de vivre
Manuel Van Thienen