organique
(Journal)
La ferme est inhabitée depuis longtemps. L'escalier grince, des portes rechignent. Les fenêtres grandes ouvertes, le soleil d'été sèche les pierres et les planchers. Je prends la mesure du lieu, échafaude le chantier pendant que les mésanges à queue longue s'affairent dans une niche du mur de la grange. Dans le jardin en friche, les lapins trop nombreux, les pommiers abandonnés. Il faudra sarcler, piéger, tailler. Et tout ce que je ne vois pas encore. Embrasser tout l'espace. Mesurer du regard. C'est là que nous vivrons. J'apprendrai à connaître la place de chaque brin d'herbe, du plus infime caillou à travers les saisons. Dehors, les enfants jouent et rient. La vie s'installe de nouveau. Les hirondelles s'y trompent et cherchent à nicher dans l'écurie ouverte devenue atelier.
16 juillet 1996
Ce matin, à l'étable, l'hirondelle est tombée du nid, dans les glaires du dernier veau né de la nuit. Antoine l'a posée sur l'herbe et l'a entourée de petits cailloux blancs. Maëlle veut la soigner. Elle est couverte de parasites. De la glu sur les ailes. J'écrase les poux entre mes ongles et lisse les plumes une à une entre mes doigts. On lui donne du pain mouillé qu'elle finit par accepter. Dans l'après-midi, le chat s'intéresse à la caisse où elle se repose et la renverse. Maëlle prend l'oiseau dans ses petites mains ouvertes. Elle lui parle. Doucement. L'oiseau écoute puis s'envole dans le sourire de l'enfant. Peut-être pour s'abîmer dans les flots entre Marseille et Tanger. Belle mort pour une hirondelle. Mieux que la gueule du chat qui feint de dormir sur la poutre du calabert.
17 juillet 1996
Je fais le tour du jardin en friche encore territoire des lapins et des campagnols et décide de sortir par le muret de pierres sèches, derrière le tas de compost.Le muret devient falaise. Lumière vibrante, le ciel dans la verticale de l'ascension. Sous mes pieds, le vide grandit. Au sommet, je réveille une odeur fauve tapie dans les herbes hautes. Je m'immobilise. En arrêt. Souffle coupé. Nez à nez avec la couleuvre qui m'observe. Figée. Gueule ouverte. Je la salue de quelques paroles apaisantes et chacun reprend sa route.
19 juillet 1996
Le silence engouffre la nuit. Je dévore l'épaisseur du sommeil. A l'ouest, dans la ruine, des pierres s'effondrent sous les griffes des bêtes et sonnent comme des cloches fêlées. Un couinement sur les tuiles. Du sable qui roule de la faîtière. Et c'est ce frémissement qui m'éveille. Sur le toit d'Eternit, l'effraie chuinte sa joie d'avoir pris un lérot.
22 août 1996
Le lézard est couché dans la faille du mur. Sa queue frémit à la lueur de la lune. Le crapaud veille sur la lauze. Ses griffes flottent sur la pierre bleue. La terre danse et respire. Dans l'ombre de l'orme un lapin oublie d'avoir peur et lisse ses oreilles.Un peu de pluie ferait du bien.
25 août 1996
J'ai coupé le genêt trop vieux au-dessus de l'abreuvoir. Un jeune frêne attendait son heure entre les branches mortes. Je le taille pour qu'il force et l'entoure d'un grillage. Dans le pré en contre-bas deux chevreuils broutent avec les vaches. Ils savent la chasse fermée. Ou les vaches protectrices.Au fond du verger, les deux chats assis côte à côte, immobiles. Le campagnol compte les pas qui le séparent de son trou.
8 septembre 1996
"Tu viens faire le pied avec moi?" Daniel a fini de traire ses vaches. Nous cherchons la piste. Junior est devant la truffe professionnelle mais je sais où est passé la bête. Avant lui? Comme lui. Je vois la bête dans le petit matin froisser les branches et faire rouler les pierres sous ses sabots fendus. Je trouve la pierre et sens son odeur de feu et de fauve. Elle est passée là. Le chien le sait. Satisfaction de voir le chien se tromper et revenir là où je savais déjà qu'était passée la bête. Le sourire dans le corps. Je sais aussi qu'on ne la débusquera pas ce matin et je jouis du ciel et de la terre. Etre. Ce soir Daniel a fait porter de la viande de chevreuil. C'est la tradition. Ici aussi les chasseurs partagent leurs prises avec les voisins.
9 septembre 1996
15 septembre 1996
21 septembre 1996
.
25 septembre 1996
2 octobre 1996
30 octobre 1996
La tempête a emporté le pont de Clara. Le Doux est en furie -écume et boue mêlées.Des pluies -attendues- ont réveillé les entrailles des prés. La terre vomit son eau. Des tuiles sur le sol. Des arbres couchés sur les routes, des pins sans racines. Un temps d'automne dans sa violence. Je siffle en dégageant à la pioche les torrents encombrés de branchages.
5 novembre 1996
10 novembre 1996
Ce matin le hameau nage entre deux brumes. Une arche liquide relie l'ubac et l'adret. Plusieurs jours que la terre exhale ses eaux. Devant l'écurie, trois hommes parlent du temps. Je vais saluer le voisin, un chasseur inconnu et le vétérinaire, venu délivrer une vache, debout dans un seau vert, lavant ses bottes à la Javel avant de remonter dans sa voiture.
13 novembre 1996
Un panier en écorce de châtaignier sanglé sur le porte-bagage de sa mobylette : une "bleue". Il s'arrête devant chez nous. Son regard brille sous le casque intégral. Il enlève ses gants et sort d'une sacoche un sac de plastique. "C'est pour vous. C'est pour vous." Les mots trébuchent sur la mentonnière du casque. Des girolles. Depuis toujours il parcourt le Sardier et les forêts voisines qu'il connaît comme sa poche.Marcel est le roi des champignons. Son sourire vous illumine pour la journée.
17 novembre 1996
Cinq heures trente. La quiétude de la nuit m'éveille. Je descends charger le poêle. Les braises rougeoient et dansent sous le tison. Je déjeune d'un café fumant et de quelques noix sèches. Le chat gratte et miaule à la porte. La neige bleuit sous la lune et les pommiers volent des fleurs au givre. Le vent s'est tu dans la nuit après avoir soufflé une fenêtre du grenier que j'irai clouer. Plus tard, à l'heure de la traite, les sabots des vaches crisseront sur la boue gelée.
23 novembre 1996
24 novembre 199
J'ai changé les roues du 4x4. Des crampons Venezuela. "Avec ça, vous sortirez de toutes les merdes", dit le garagiste. Les enfants ont tourné la manivelle du cric et compté les boulons. Je serre le dernier écrou d'un coup de pied sur la croix et cours à l'étable où une vache beugle de douleur. Ils sont déjà deux à batailler sur un veau énorme, les pieds garrottés dans les cordes de la vêleuse usée dont le cran a sauté au moment crucial. Le veau suffoque, flasque, étranglé par la vulve de sa mère. Je l'attrape par les genoux, tire de toutes mes forces. Je lui parle. Je fourre une main dans sa gueule et de l'autre nettoie ses naseaux. Il respire de nouveau. "Bon dieu, c'est la dernière fois que je fais du charolais avec celle-la. On a failli la perdre." Dans deux mois le veau partira à la boucherie pour mille francs. En sortant, les mains couvertes de sang et de glaire, je n'ai pas cherché à éviter le bourbier qui stagne devant la salle de traite.
25 novembre 1996
1 décembre 1996
4 décembre 1996
Je bêche mon jardin en remontant la pente. Le souffle rythme la pénétration du fer dans l'humus. Une buse crie au-dessus de moi. Elle me regarde et m'appelle. Je la reconnais : Elle est sombre. Il lui manque aujourd'hui deux grandes rémiges à l'aile gauche. Demain ce sera l'aile droite. Elle fait une mue d'hiver.Je siffle comme elle. Nous parlons longtemps du ciel, des lapins rares en cette saison et du froid sur la terre. Elle me quitte dans un grand piqué, ailes à demi-repliées, vers la vallée du Doux. Elle ne crie plus, elle rit. Je ris avec elle appuyé sur ma bêche.
20 décembre 1996
J'ai du bois à sculpter dans l'écurie. Je sors deux branches entrelacées. Une vulve de hêtre entre deux cuisses. J'en ôte l'écorce impudique et elles se vêtent de veines saillantes, roses, humides. Je vais à l'essentiel. Je taille à la tronçonneuse, corrige au ciseau et finis à la ponceuse. Je travaille dehors. À cause de la sciure. Les arbres piaulent sous le vent. Des graviers roulent sur les toits et tombent dans les copeaux. Henri est venu voir mon travail. Il se demande ce que je peux bien faire avec une tronçonneuse et une ponceuse. Je lui dis : "J'accouche d'une femme." "Ah, oui, voilà..." Il sourit en passant sa main sur le bois.
23 décembre 1996
24 décembre 1996
Moins 15 degrés ce matin. Les arbres ont fleuri sur la crête du Sardier où se lève un soleil métallique. La neige tournoie dans le ciel bleu : il plume. On implante la nouvelle salle de traite aujourd'hui sinon il faudra attendre le printemps. Demain, le terrassement sera dur comme du béton. On attaque la terre avec masse et barre à mine en trébuchant dans les ornières gelées. Devant le poêle, après trois heures passées dehors, le froid brûle les os.
25 décembre 1996
Les vitres de l'écurie sont gelées. En quelques minutes le soleil sublime la glace ; invente un tableau de lumière. La vapeur s'expanse dans la pièce. Puis plus rien que le cri d'un rouge-gorge sur la branche du frêne.J'entaille une bûche de bouleau au ciseau. Je cherche l'esprit de la déesse-mère dont j'ai rêvé cette nuit. Elle naît lentement au regard, sous le fer.Dans l'abreuvoir, le gel cisèle la source. Sur le terrassement, les dents de la pelleteuse griffent et fument en vain sur la terre pétrifiée.
27 décembre 1996
30 décembre 1996
2 janvier 1997
3 janvier 1997
Je sculpte une bûche de merisier. Une déesse Terre. Entre elle et moi : le ciseau, le maillet, mon regard.Régulièrement, j'interromps le travail. Un oeil sur le ciel lourd, l'autre pour la pipe que je rallume. Réflexion. Les enfants jouent à se rouler dans la neige au droit des toits qui gouttent. Premier dégel depuis une semaine. Chaque coup de ciseau remet tout en question. L'idée de départ est sans cesse revue : c'est le bois qui commande. La direction des fibres intime au ciseau une pente implacable. Négocier, équilibrer. Au-dessus de ma tête, sur le plancher de la grange, un rat grignote une noix. Le chat n'entend rien, accaparé par ses premières amours.
4 janvier 1997
J'ai rentré la sculpture dans la maison pour la nuit. Je la pose sur une étagère. La chaleur fait parler le bois.Il est trois heures du matin lorsque la bête entre. Elle me cherche. Je la sens flotter dans les pièces. En bas, près de l'étagère puis monter l'escalier.Lorsqu'elle entre dans la chambre, je la vois, immense, informe, mouvante qui se jette sur moi. Toute ma force mobilisée pour l'abattre dans un râle, entre sommeil et éveil.J'ai de la fièvre, une heure durant. Je me lève à cinq heures. Me fais un café. Dehors il neige depuis quatre jours.
8 janvier 1997
8 janvier 1997
14 janvier 1997
Les frères Desbos de Nozières sont morts de la grippe à l'hôpital, à quatre heures d'intervalle. 61 et 62 ans. C'est le service du déneigement qui les a trouvés serrés contre leur poêle, grelottant, et qui a prévenu les pompiers. Au comptoir du café du Nord on ne parle que de ça. Et du reste. L'hiver 56. La neige. Le froid. Les vieux isolés dans la montagne.Je l'ai rencontré sur le Sardier un Dimanche soir alors qu'il cherchait des chiens perdus. Denis en est à son cinquième pastis, je suis la tournée au café. Il est d'enterrement cet après-midi. On parle de la grotte des fées et d’un tumulus celte jamais fouillé. "Je sais où elle est, c'est un poste à sanglier. Des ... ah... (il mime avec ses mains, creusant le vide entre le comptoir et moi) doivent venir fouger (il a dit "fouger", comme on parle des sangliers). Ils vont sûrement trouver la grotte, là dessous. On devine dans ses paroles le regret de voir s'effondrer un pan d'imaginaire.
16 janvier 1997
Un battement d'aile, une feuille qui tombe, une fleur qui éclôt changent la face du monde. Newton est mort.J'ai mis mes gants de laine sous les gants de travail. Je taille le bois.Un oiseau cherche des graines et sautille dans l'herbe gelée. Les éclats voltigent sur le chat qui miaule. Le hameau s'installe dans l'hiver et le froid que tout le monde sait mais qui surprend toujours. La neige a fini par tomber. Comme un soulagement.Dans l'écurie, Daniel brûle les cornes des veaux au fer à souder.
25 janvier 1997
8 février 1997
9 février 1997
28 mars 1997
Je défais un travail vieux de plusieurs siècles. Chaque pierre sortie du mur de l’ancienne étable est portée à bras pour renaître dans les murs de pierre sèche que je monte en bas du jardin. Choisir les pierres une à une. Mémoriser leur taille, leur forme, trouver leur place. Tourner chaque pierre sur toutes ses faces avant de la poser.Mes membres gémissent sous le poids. Le dos chauffe. Des hommes avant moi les ont taillées et portées. Mon fils m’observe, attentif à chacun de mes gestes. Il sait déjà qu’il devra remonter les murs dans trente ou quarante ans.
9 avril 1997
On attend la pluie. Dans les prés, l’herbe tarde. Les fruitiers sont en fleurs. Dans la vallée, les cerises sont grosses comme des olives et c’est l’affolement. La crainte du gel. Le manque d’eau. Ici, on reste calme. Il gèle tous les matins et on peut attendre la pluie jusqu’à fin avril. «S’il ne pleut pas, il faudra abonner les vaches au journal». Le foin se fait rare dans les étables et il faut en acheter par charrette entière. Dans la vallée, La spéculation va bon train. Le prix a doublé. Heureusement, dans la montagne, on ne joue pas à ces jeux de dupe. On sait qu’un jour ou l’autre on sera dans le besoin et qu’il faudra compter sur l’autre.
18 avril 1997
26 avril 1997
Le temps a changé. La terre exhale ses parfums hier empesés par la poussière. Nous avons mangé les premiers radis.La pluie a rendu sa transparence au paysage. On touche du regard les arbres du Sardier. Dans le pré sous le four à pain, les vaches apaisées engloutissent l’herbe tendre avec volupté.
27 avril 1997
Un nuage pousse le bleu lavé du ciel au dessus des sapins. Sa blancheur illumine le soir. Un merle trille sur les toits pendant que les vaches, dans l’étable, font ferrailler leurs stales. Je suis dans l’embrasure de la porte. J’appuie mon épaule sur le granit et plonge dans les derniers instants du jour.
1 mai 1997
Ce matin, je descends la rivière. Je passe près d’un vieux moulin. il n’en reste que les pierres d’angle et l’axe d’acier de la meule dressé vers le ciel. Je longe la rivière jusqu’à un cul de sac. Un rocher abrupt barre le passage. Sur la rive, des bois flottés polis jusqu’à l’os gardent dans leur architecture la mémoire des crues de l’automne.
Elle est venue cet été avec ses bottes -qu’elle a oubliée- et ses carnets de croquis. Elle s’est assise sur la pierre taillée au milieux des soucis ; a biné un carré de jardin. J’y planterai les tomates. Le ciel s’est fait tendre et les ubacs lui ont offert leurs joues. Elle m’a envoyé quelques dessins. Les prés ont pris le plomb de sa mine et le bleu des lauzes sous la pluie.