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Manuel Van Thienen

 

organique

 

(Journal)

 

accompagné de dessins de Dominique Grodos

 

Le Sert de Lafarre, juillet 1996 - mai 1997

 

4 juillet 1996

La ferme est inhabitée depuis longtemps. L'escalier grince, des portes rechignent. Les fenêtres grandes ouvertes, le soleil d'été sèche les pierres et les planchers. Je prends la mesure du lieu, échafaude le chantier pendant que les mésanges à queue longue s'affairent dans une niche du mur de la grange. Dans le jardin en friche, les lapins trop nombreux, les pommiers abandonnés. Il faudra sarcler, piéger, tailler. Et tout ce que je ne vois pas encore. Embrasser tout l'espace. Mesurer du regard. C'est là que nous vivrons. J'apprendrai à connaître la place de chaque brin d'herbe, du plus infime caillou à travers les saisons. Dehors, les enfants jouent et rient. La vie s'installe de nouveau. Les hirondelles s'y trompent et cherchent à nicher dans l'écurie ouverte devenue atelier.

16 juillet 1996

Ce matin, à l'étable, l'hirondelle est tombée du nid, dans les glaires du dernier veau né de la nuit. Antoine l'a posée sur l'herbe et l'a entourée de petits cailloux blancs. Maëlle veut la soigner. Elle est couverte de parasites. De la glu sur les ailes. J'écrase les poux entre mes ongles et lisse les plumes une à une entre mes doigts. On lui donne du pain mouillé qu'elle finit par accepter. Dans l'après-midi, le chat s'intéresse à la caisse où elle se repose et la renverse. Maëlle prend l'oiseau dans ses petites mains ouvertes. Elle lui parle. Doucement. L'oiseau écoute puis s'envole dans le sourire de l'enfant. Peut-être pour s'abîmer dans les flots entre Marseille et Tanger. Belle mort pour une hirondelle. Mieux que la gueule du chat qui feint de dormir sur la poutre du calabert.

17 juillet 1996

Je fais le tour du jardin en friche encore territoire des lapins et des campagnols et décide de sortir par le muret de pierres sèches, derrière le tas de compost.Le muret devient falaise. Lumière vibrante, le ciel dans la verticale de l'ascension. Sous mes pieds, le vide grandit. Au sommet, je réveille une odeur fauve tapie dans les herbes hautes. Je m'immobilise. En arrêt. Souffle coupé. Nez à nez avec la couleuvre qui m'observe. Figée. Gueule ouverte. Je la salue de quelques paroles apaisantes et chacun reprend sa route.

19 juillet 1996

Le silence engouffre la nuit. Je dévore l'épaisseur du sommeil. A l'ouest, dans la ruine, des pierres s'effondrent sous les griffes des bêtes et sonnent comme des cloches fêlées. Un couinement sur les tuiles. Du sable qui roule de la faîtière. Et c'est ce frémissement qui m'éveille. Sur le toit d'Eternit, l'effraie chuinte sa joie d'avoir pris un lérot.

22 août 1996

Le lézard est couché dans la faille du mur. Sa queue frémit à la lueur de la lune. Le crapaud veille sur la lauze. Ses griffes flottent sur la pierre bleue. La terre danse et respire. Dans l'ombre de l'orme un lapin oublie d'avoir peur et lisse ses oreilles.Un peu de pluie ferait du bien.

25 août 1996

J'ai coupé le genêt trop vieux au-dessus de l'abreuvoir. Un jeune frêne attendait son heure entre les branches mortes. Je le taille pour qu'il force et l'entoure d'un grillage. Dans le pré en contre-bas deux chevreuils broutent avec les vaches. Ils savent la chasse fermée. Ou les vaches protectrices.Au fond du verger, les deux chats assis côte à côte, immobiles. Le campagnol compte les pas qui le séparent de son trou.

8 septembre 1996

"Tu viens faire le pied avec moi?" Daniel a fini de traire ses vaches. Nous cherchons la piste. Junior est devant la truffe professionnelle mais je sais où est passé la bête. Avant lui? Comme lui. Je vois la bête dans le petit matin froisser les branches et faire rouler les pierres sous ses sabots fendus. Je trouve la pierre et sens son odeur de feu et de fauve. Elle est passée là. Le chien le sait. Satisfaction de voir le chien se tromper et revenir là où je savais déjà qu'était passée la bête. Le sourire dans le corps. Je sais aussi qu'on ne la débusquera pas ce matin et je jouis du ciel et de la terre. Etre. Ce soir Daniel a fait porter de la viande de chevreuil. C'est la tradition. Ici aussi les chasseurs partagent leurs prises avec les voisins.

9 septembre 1996

Hier, la bête a éventré Junior, le meilleur chien. Quitte pour une belle peur et quelques points de sutures.Il pleut sur la crête du Sardier. Les chasseurs sont à la cabane à parler entre hommes. Les myrtilles rouillent, corrodées par l'automne. Je marche dans les nuages. En redescendant, je passe par les Ecluses. La terre vibre encore sous les coups de groins. La bête est passée là. Odeur d'urine âcre et chaude qui attaque les narines. Déjà de l'or dans les fayards. Il y aura peu de champignons.

15 septembre 1996

Il est dans le fossé et broute paisiblement. A l'approche de la voiture sa queue frémit. Il esquisse un mouvement de la tête puis engloutit une dernière bouchée avant de monter le talus. Je m'arrête à sa hauteur. On se salue. Il tourne les talons. La tête posée sur l'encolure. Nos regards se parlent puis il disparaît dans les genêts. Silence. Frémissement des branchages. Je souris. La balle est entrée dans la nuque. Elle est ressortie sur le front laissant un trou de la taille d'une balle de tennis. Le corps est désarticulé. Surpris. terrorisé. La viande tétanisée. Un beau coup de fusil mais le trophée est perdu. Dommage, c'était un beau chevreuil.Ailleurs, j'ai vu des chasseurs pleurer devant le corps de l'animal.

21 septembre 1996

Le soleil est couché sur la Grange depuis un quart d'heure. Salvatore prépare les lasagnes. Comme en Sardaigne. Il râpe le fromage en maudissant les crémiers français qui ne savent pas ce qu'est un Pecorino bien sec.Dehors, à l'est, le Mont Blanc flambe encore à la fourche d'un chêne. Le Saint Joseph 92 est pure lumière malgré les verres en Duralex. Nous bâtissons un monde à échelle humaine. A la taille du temps partagé.

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25 septembre 1996

Il faut transplanter le noyer. Trop près du mur de la grange. Michel doit venir m'aider bientôt. Ce matin, j'ai cherché sa nouvelle place. J'ai rêvé l'arbre dans l'espace et mes enfants devenus vieux fouillant le sol des yeux à la recherche des fruits. Je creuse le trou. La terre est grasse, gorgée d'eau et de lombrics. Je jette la pelleté par-dessus mon épaule. Bruit mat de la terre sur le tas. Les gouttes de sueur se mêlent à la pluie. Au fond du trou les pierres comme des os blanchis. De la maison, le trou est invisible. On ne voit que trois taupinières géantes de terre fraîche.

2 octobre 1996

La tronçonneuse hache le bois. Les doigts retiennent la machine. Les pouces douloureux sous l'effort. J'ai trouvé une bûche aux formes rondes. Je la sculpterai cet hiver. Maintenant, le bois est remisé sur trois rangs au fond du calabert. Il peut faire froid, je suis prêt.

30 octobre 1996

La tempête a emporté le pont de Clara. Le Doux est en furie -écume et boue mêlées.Des pluies -attendues- ont réveillé les entrailles des prés. La terre vomit son eau. Des tuiles sur le sol. Des arbres couchés sur les routes, des pins sans racines. Un temps d'automne dans sa violence. Je siffle en dégageant à la pioche les torrents encombrés de branchages.

5 novembre 1996

Il a fait froid toute la journée. Un temps à neige. Les enfants ont les joues rouges.La nuit tombe vite. En passant le col du Faou, les sapins dans les phares se balancent sous la première neige. A Crouzoulon, le brouillard oblige à rouler au pas et après le grand virage, sous les fayards avant le Sert, le ciel est clair. La lumière est allumée devant la maison. Le poêle ronfle. Il fait bon.

10 novembre 1996

Ce matin le hameau nage entre deux brumes. Une arche liquide relie l'ubac et l'adret. Plusieurs jours que la terre exhale ses eaux. Devant l'écurie, trois hommes parlent du temps. Je vais saluer le voisin, un chasseur inconnu et le vétérinaire, venu délivrer une vache, debout dans un seau vert, lavant ses bottes à la Javel avant de remonter dans sa voiture.

13 novembre 1996

Un panier en écorce de châtaignier sanglé sur le porte-bagage de sa mobylette : une "bleue". Il s'arrête devant chez nous. Son regard brille sous le casque intégral. Il enlève ses gants et sort d'une sacoche un sac de plastique. "C'est pour vous. C'est pour vous." Les mots trébuchent sur la mentonnière du casque. Des girolles. Depuis toujours il parcourt le Sardier et les forêts voisines qu'il connaît comme sa poche.Marcel est le roi des champignons. Son sourire vous illumine pour la journée.

 

17 novembre 1996

Cinq heures trente. La quiétude de la nuit m'éveille. Je descends charger le poêle. Les braises rougeoient et dansent sous le tison. Je déjeune d'un café fumant et de quelques noix sèches. Le chat gratte et miaule à la porte. La neige bleuit sous la lune et les pommiers volent des fleurs au givre. Le vent s'est tu dans la nuit après avoir soufflé une fenêtre du grenier que j'irai clouer. Plus tard, à l'heure de la traite, les sabots des vaches crisseront sur la boue gelée.

20 novembre 1996

La pluie a ranimé les vieilles sources. L'eau coule au milieu du chemin devant l'ancienne maison Floury. Dans ma cave, le mur pisse comme le bras. La neige dénonce les lapins à piéger au printemps.

23 novembre 1996

Je monte au Sardier, dans la neige. J'ai pris mon bâton de noisetier. Loulette me suit. Elle croit sans doute que je vais chercher les vaches. Il fait froid, et les chiens de chasse n'aboient pas lorsque je passe devant le chenil. Je ne suis pas le premier. Quelqu'un est passé ce matin. Je croise les passées de la fouine et du renard. Le chien sent ce que je ne vois pas. Au sommet la neige est griffée par le vent de la nuit et j'enfonce jusqu'au genou. "Putain que c'est beau!" Que dire d'autre? Tout est bleu. Immobile.

24 novembre 1996

J'ai changé les roues du 4x4. Des crampons Venezuela. "Avec ça, vous sortirez de toutes les merdes", dit le garagiste. Les enfants ont tourné la manivelle du cric et compté les boulons. Je serre le dernier écrou d'un coup de pied sur la croix et cours à l'étable où une vache beugle de douleur. Ils sont déjà deux à batailler sur un veau énorme, les pieds garrottés dans les cordes de la vêleuse usée dont le cran a sauté au moment crucial. Le veau suffoque, flasque, étranglé par la vulve de sa mère. Je l'attrape par les genoux, tire de toutes mes forces. Je lui parle. Je fourre une main dans sa gueule et de l'autre nettoie ses naseaux. Il respire de nouveau. "Bon dieu, c'est la dernière fois que je fais du charolais avec celle-la. On a failli la perdre." Dans deux mois le veau partira à la boucherie pour mille francs. En sortant, les mains couvertes de sang et de glaire, je n'ai pas cherché à éviter le bourbier qui stagne devant la salle de traite.

25 novembre 1996

Le veau est mort dimanche à trois heures du matin. Les mots n'ont pas suffi.Maintenant la vache fait une chute de calcium. Quarante kilomètres de voiture pour trouver une pharmacie ouverte. En espérant ne pas avoir besoin du vétérinaire demain. Pour qui travaille le paysan? Question à mille francs.

1 décembre 1996

J'ai fini de couper les branches de noisetier. Le bois sèche dans l'écurie. Nous le brûlerons dans deux ans. Les enfants ont de la fièvre. Antoine dort dans le fauteuil près du poêle. Maëlle a fini son yaourt et s'est couchée dans son lit.Deux veaux noirs sont nés depuis ce matin. Je les ai bouchonnés avec Daniel. "Deux mâles, merde, ils m'ont déjà coûté deux cent quatre-vingts francs la dose, et on les vend une misère."Gleen Gould caresse Bach. Je lis Bakounine.

4 décembre 1996

Je bêche mon jardin en remontant la pente. Le souffle rythme la pénétration du fer dans l'humus. Une buse crie au-dessus de moi. Elle me regarde et m'appelle. Je la reconnais : Elle est sombre. Il lui manque aujourd'hui deux grandes rémiges à l'aile gauche. Demain ce sera l'aile droite. Elle fait une mue d'hiver.Je siffle comme elle. Nous parlons longtemps du ciel, des lapins rares en cette saison et du froid sur la terre. Elle me quitte dans un grand piqué, ailes à demi-repliées, vers la vallée du Doux. Elle ne crie plus, elle rit. Je ris avec elle appuyé sur ma bêche.

 

20 décembre 1996

Farre me parle du Sardier. Et des paroles de sa grand-mère. Un curé est enterré là d'où l'on voit sept clochers. Deux jumeaux reposent à la croix des Chaumettes. On peut voir leurs fantômes certains soirs.Je cherche un site Celte. J'ai lu dans Forot : Un tumulus sur un vieux chemin partant de Vinson, dans les prés des frères Monteil. Il parle de la grotte des fées où les enfants jetaient leurs sabots. On parle de fouilles jamais faites. A faire. Ici, chaque jour, des rencontres parlent de la mémoire de la terre.

22 décembre 1996

J'ai du bois à sculpter dans l'écurie. Je sors deux branches entrelacées. Une vulve de hêtre entre deux cuisses. J'en ôte l'écorce impudique et elles se vêtent de veines saillantes, roses, humides. Je vais à l'essentiel. Je taille à la tronçonneuse, corrige au ciseau et finis à la ponceuse. Je travaille dehors. À cause de la sciure. Les arbres piaulent sous le vent. Des graviers roulent sur les toits et tombent dans les copeaux. Henri est venu voir mon travail. Il se demande ce que je peux bien faire avec une tronçonneuse et une ponceuse. Je lui dis : "J'accouche d'une femme." "Ah, oui, voilà..." Il sourit en passant sa main sur le bois.

23 décembre 1996

La semi est arrivé sur la place du village, on se demande comment. Tous les hommes sont là avec leurs tracteurs et leurs remorques. Il y a Fernand de Molières, Roger de Maisonneuve, Joseph du Monteil, Pascal avec son tractopelle, Marc du village et son beau-frère de Belgique. On décharge la charpente métallique de la salle de traite de Daniel. On élingue, on tire sur les palettes d'Eternit, "Tu crois qu'il y a de l'amiante dans celles-là?" "Sûr, ils écoulent les stocks". On parle dans le bruit des diesels. Les nouvelles s'échangent dans l'effort. Et les rires.A tombée de la nuit, la lune vibre sur les tôles chauffées. Dans le bourdonnement des moteurs, des yeux jaunes montent le raidillon jusqu'au Sert. On dételle dans la boue et on va boire le Pastis. On parle de mécanique, des fardiers en surcharges de grumes gaulés par les flics (20 tonnes!), de routes pour descendre à Valence avec le chauffeur. Ce soir, j'écris en bleu de travail. Mes mains sont calleuses.

24 décembre 1996

Moins 15 degrés ce matin. Les arbres ont fleuri sur la crête du Sardier où se lève un soleil métallique. La neige tournoie dans le ciel bleu : il plume. On implante la nouvelle salle de traite aujourd'hui sinon il faudra attendre le printemps. Demain, le terrassement sera dur comme du béton. On attaque la terre avec masse et barre à mine en trébuchant dans les ornières gelées. Devant le poêle, après trois heures passées dehors, le froid brûle les os.

 

25 décembre 1996

Les vitres de l'écurie sont gelées. En quelques minutes le soleil sublime la glace ; invente un tableau de lumière. La vapeur s'expanse dans la pièce. Puis plus rien que le cri d'un rouge-gorge sur la branche du frêne.J'entaille une bûche de bouleau au ciseau. Je cherche l'esprit de la déesse-mère dont j'ai rêvé cette nuit. Elle naît lentement au regard, sous le fer.Dans l'abreuvoir, le gel cisèle la source. Sur le terrassement, les dents de la pelleteuse griffent et fument en vain sur la terre pétrifiée.

27 décembre 1996

Jean-Jacques me parle de poésie. "Tes mots, c'est des enclumes. Tu dois écrire un roman. C'est du Tolstoï, du Malcom Lowry. On voit le héros entre les lignes. Il faut rassembler tout ça... C'est vrai, Char non plus n'a jamais pu écrire un roman. Je ne sais pas pourquoi je te dis ça." Aujourd'hui, à part Bachelard, aucun philosophe dans sa bouche. Mes mots sont des pierres dans mes mains fébriles. Des balles qui perforent et explosent en atteignant leur cible. Ils sont ma force et mon désespoir. J'ai mis entre eux et moi la distance d'un clavier pour ne plus qu'ils me brûlent. En remontant la piste forestière dans mon 4x4 tonitruant -troisième courte et crabots-, mon regard seul pour la buse qui frôle le pare-brise bec ouvert, flèche son regard jaune dans le mien.

30 décembre 1996

Maëlle enfile sa doudoune et son passe montagne. Sa petite main serre la mienne. Elle nomme les couleurs des choses. Fait de grands pas pour se rassurer. La nuit nous habille de bleu. Dans le pré au-dessus de la maison, on s'allonge dans l'herbe froide. Elle chuchote :"Elles sont loin les étoiles, on peut pas y aller?"Une étoile filante traverse la Voie Lactée. Je ferme les yeux un instant, et j'entends bruire l'axe du monde. Des chants résonnent dans les brins d'herbes. Le ciel est perméable. On pourrait toucher les étoiles. Si on le voulait.

2 janvier 1997

Il neige dru. Une belle poudreuse qui nous complique un peu la vie. Ce matin, je suis descendu au ravitaillement avec le 4x4. La route est recouverte de vingt centimètres de neige. Le chasse-neige passera plus tard.Une vache boite. Elle a dû glisser dans le bâtiment. Luxation de la hanche? Le vétérinaire - rassurant - fait deux piqûres et annonce : "Peut-être que c'est une fracture du bassin. Si ça va pas mieux demain, elle est bonne pour l'équarrisseur."Daniel part faire la trace des accès aux maisons. Le tracteur de la commune patine sur le sol gelé. Il pourra recommencer demain, avec ce qui tombe."Il faut téléphoner au rebouteux. Je vais quand même pas l'envoyer à la casse comme ça."

3 janvier 1997

Je sculpte une bûche de merisier. Une déesse Terre. Entre elle et moi : le ciseau, le maillet, mon regard.Régulièrement, j'interromps le travail. Un oeil sur le ciel lourd, l'autre pour la pipe que je rallume. Réflexion. Les enfants jouent à se rouler dans la neige au droit des toits qui gouttent. Premier dégel depuis une semaine. Chaque coup de ciseau remet tout en question. L'idée de départ est sans cesse revue : c'est le bois qui commande. La direction des fibres intime au ciseau une pente implacable. Négocier, équilibrer. Au-dessus de ma tête, sur le plancher de la grange, un rat grignote une noix. Le chat n'entend rien, accaparé par ses premières amours.

4 janvier 1997

J'ai rentré la sculpture dans la maison pour la nuit. Je la pose sur une étagère. La chaleur fait parler le bois.Il est trois heures du matin lorsque la bête entre. Elle me cherche. Je la sens flotter dans les pièces. En bas, près de l'étagère puis monter l'escalier.Lorsqu'elle entre dans la chambre, je la vois, immense, informe, mouvante qui se jette sur moi. Toute ma force mobilisée pour l'abattre dans un râle, entre sommeil et éveil.J'ai de la fièvre, une heure durant. Je me lève à cinq heures. Me fais un café. Dehors il neige depuis quatre jours.

8 janvier 1997

La Pra est resté isolée six jours. Un mètre de neige sur plus d'un kilomètre de piste forestière à flanc de montagne. Le Bull est passé hier.Sur ce versant, plein nord, la burle vous casse. Devant la maison, les chiens sont terrés sous les planches. Ils n'aboient pas à mon approche. Dans l'encadrement de la fenêtre, Jean-Jacques, l'air étonné et content de la visite. Accueil à bras ouverts. On discutera deux heures durant. On boit un petit rosé bien frais sans enlever pulls et bonnets. Sur un lutrin de fortune. Livre ouvert. Un tableau de Pollock. The Deep. Char n'a jamais pu écrire de roman. "Réfractaires, mes camarades." Cette fureur du créateur, pour affûter la matière. Peinture ou Verbe. Retrouver son poids, son sens, son volume dans la bouche, sous le regard, dans la pensée. On ne refait pas le monde : on se demande où il en est et comment sortir de nos gangues.

8 janvier 1997

En rentrant de La Pra, je lutte avec la neige qui refuse de laisser monter le 4x4, planté en travers du chemin. Une demi-heure de pelle et de sueur plus tard, je peux faire marche arrière et prendre mon élan. Le moteur rugit en troisième courte et crabots. Jamais je n'ai roulé aussi vite sur ce chemin. Jamais je n'ai vu le ravin de si près. Au volant comme derrière mon arc, le regard porté à l'extrême du chemin, malgré les bourrasques de neige qui aveuglent, je ne vois que la cible. Nul besoin de s'en persuader. C'est une certitude.

14 janvier 1997

Les frères Desbos de Nozières sont morts de la grippe à l'hôpital, à quatre heures d'intervalle. 61 et 62 ans. C'est le service du déneigement qui les a trouvés serrés contre leur poêle, grelottant, et qui a prévenu les pompiers. Au comptoir du café du Nord on ne parle que de ça. Et du reste. L'hiver 56. La neige. Le froid. Les vieux isolés dans la montagne.Je l'ai rencontré sur le Sardier un Dimanche soir alors qu'il cherchait des chiens perdus. Denis en est à son cinquième pastis, je suis la tournée au café. Il est d'enterrement cet après-midi. On parle de la grotte des fées et d’un tumulus celte jamais fouillé. "Je sais où elle est, c'est un poste à sanglier. Des ... ah... (il mime avec ses mains, creusant le vide entre le comptoir et moi) doivent venir fouger (il a dit "fouger", comme on parle des sangliers). Ils vont sûrement trouver la grotte, là dessous. On devine dans ses paroles le regret de voir s'effondrer un pan d'imaginaire.

16 janvier 1997

Un battement d'aile, une feuille qui tombe, une fleur qui éclôt changent la face du monde. Newton est mort.J'ai mis mes gants de laine sous les gants de travail. Je taille le bois.Un oiseau cherche des graines et sautille dans l'herbe gelée. Les éclats voltigent sur le chat qui miaule. Le hameau s'installe dans l'hiver et le froid que tout le monde sait mais qui surprend toujours. La neige a fini par tomber. Comme un soulagement.Dans l'écurie, Daniel brûle les cornes des veaux au fer à souder.

25 janvier 1997

La brume monte mollement de la vallée. Le village flotte un moment sur la houle. Comme dans un dessin de Bilal. Il suffirait d'un souffle pour qu'il s'arrache de son rocher. Le clocher vacille avant d'être englouti sans rémission.Je vais jusqu'aux Vernes par les crêtes. Chez Joseph. Le feu brûle à même le sol dans la cheminée de la pièce commune. On parle devant un verre de rouge. On prend le temps. Je bourre ma pipe avec le gris qu'il m'offre. La religion, il y a à prendre et à laisser. Je suis allé à la laïque. Tous les garçons y allaient. Les filles allaient chez les soeurs, c'était comme ça. Sauf la fille du facteur. Elle était avec nous.

2 février 1997

Le brouillard griffe la vallée. Il a rampé toute la nuit et les arbres surgissent, fleuris jusqu’à la moindre brindille.Blaireau grogne en regagnant son trou et Renard fuit éperdu. Sa vie entre sa queue et le meneur qui court avec sa meute, traverse les prés du Monteil, passe des ubacs aux adrets, saute les rivières et les ruisseaux avec une facilité déconcertante. "Voilà bien du temps perdu quand il y a tant à faire." C'est Joseph qui parle et rit sous cape des chasseurs postés dans le froid tout le long de la route. Renard est blessé. Du sang a coulé sur un tronc en travers de la rivière. Il brouillera la piste et les chiens perdront sa trace.

8 février 1997

Mes pas me mènent à la rivière. Trois jeunes buses dansent leurs amours au-dessus de Clara. Dans les ruines du vieux moulin, l’axe de la roue comme un moignon entre les pierres. Des plages de sable fin. Des monceaux de bois flotté, rangé serrés les uns contre les autres. Sur les rochers, la glace n’a pas encore fondu. Je longe la rive. Dans l’eau froide, la truite semble engourdie comme ma main qui la caresse. Je la laisse filer entre les racines du saule abattu par la dernière crue. Devant moi, un chaos de rochers gros comme des têtes humaines. Des branches polies par l’eau pointent vers le ciel. Pas un bruit sinon celui de l’eau et du soleil sur les bourgeons gelés. Dans le ciel, les "jets" tracent leurs lignes obscènes. Toujours dans la même direction.

9 février 1997

Je remonte le Taillarès. Petit ruisseau insignifiant sur la carte. Le soleil ne vient pas jusqu’ici. Les rochers sont caparaçonnés de glace sous laquelle germent des bulles noires. L’herbe est gelée et craque comme du vieux pain. Sur les berges, de grands conifères sécrètent une obscure lumière. La nuit on doit y voir des fées. Dans les gourds, l’eau bleue tamise des étoiles. Le silence habite les pierres.

15 mars 1997

Les talus brûlent depuis plusieurs semaines. Ce matin, le givre irise les cendres noires. La dernière chasse au renard se prépare sur la place du village. Henri remplit de nouveau l’abreuvoir. J’ai commandé les semences et repiqué les framboisiers, les groseilliers et les fraisiers. Daniel m’a porté du fumier.Le chat est en rut. Les vaches ont la grippe et rêvent de prés verts. Dans les vergers, les fruitiers ont commencé de fleurir. On ne parle plus de l’hiver mais du printemps trop précoce et des craintes d’un été sec.

28 mars 1997

Je défais un travail vieux de plusieurs siècles. Chaque pierre sortie du mur de l’ancienne étable est portée à bras pour renaître dans les murs de pierre sèche que je monte en bas du jardin. Choisir les pierres une à une. Mémoriser leur taille, leur forme, trouver leur place. Tourner chaque pierre sur toutes ses faces avant de la poser.Mes membres gémissent sous le poids. Le dos chauffe. Des hommes avant moi les ont taillées et portées. Mon fils m’observe, attentif à chacun de mes gestes. Il sait déjà qu’il devra remonter les murs dans trente ou quarante ans.

9 avril 1997

On attend la pluie. Dans les prés, l’herbe tarde. Les fruitiers sont en fleurs. Dans la vallée, les cerises sont grosses comme des olives et c’est l’affolement. La crainte du gel. Le manque d’eau. Ici, on reste calme. Il gèle tous les matins et on peut attendre la pluie jusqu’à fin avril. «S’il ne pleut pas, il faudra abonner les vaches au journal». Le foin se fait rare dans les étables et il faut en acheter par charrette entière. Dans la vallée, La spéculation va bon train. Le prix a doublé. Heureusement, dans la montagne, on ne joue pas à ces jeux de dupe. On sait qu’un jour ou l’autre on sera dans le besoin et qu’il faudra compter sur l’autre.

18 avril 1997

Jean-Jacques et Marion nous ont offert la dinde que le renard n’a pas mangé. «Philosophiquement, je sais, on mange ce que l’on tue. Mais je ne peux pas.» Nous si, et on se régalera de la viande ferme.«Pendant la guerre, mon père ramenait des renards, des blaireaux, des corbeaux, tout ce qui pouvait se manger. On faisait macérer trois jours dans du vinaigre d’alcool et de la piquette. Après on blanchissait la viande puis on faisait mariner un jour au frais avant de cuire... Ah, c’est bon le blaireau!» En rentrant chez moi, j’ai fait mes serres à tomates comme en Sibérie : un cylindre de plastique tenu par des piquets.

22 avril 1997

Samedi on y a cru. Des sourires ont recommencé de naître sur les visages. La pluie n’a fait que soulever la poussière et puis le vent du nord s’est réinstallé avec le grand bleu. Les noyers ont gelé. Leurs feuilles noircies battent au vent. Les prés jaunissent. Les agriculteurs endettés voient déjà la clé sous la porte.

25 avril 1997

Les réacteurs des avions rayent la nuit en continu. On n’y fait pas attention d’ordinaire, mais cette nuit, je dors dans les bois avec mes enfants. Toute la nuit, les sapins respirent la brise qui dessèche la terre. Puis la lune emplit la tente. L’ombre d’un chevreuil grandit sur la toile, se penche sur nous paisiblement, et repart, curiosité satisfaite.

26 avril 1997

Le temps a changé. La terre exhale ses parfums hier empesés par la poussière. Nous avons mangé les premiers radis.La pluie a rendu sa transparence au paysage. On touche du regard les arbres du Sardier. Dans le pré sous le four à pain, les vaches apaisées engloutissent l’herbe tendre avec volupté.

27 avril 1997

Un nuage pousse le bleu lavé du ciel au dessus des sapins. Sa blancheur illumine le soir. Un merle trille sur les toits pendant que les vaches, dans l’étable, font ferrailler leurs stales. Je suis dans l’embrasure de la porte. J’appuie mon épaule sur le granit et plonge dans les derniers instants du jour.

1 mai 1997

Ce matin, je descends la rivière. Je passe près d’un vieux moulin. il n’en reste que les pierres d’angle et l’axe d’acier de la meule dressé vers le ciel. Je longe la rivière jusqu’à un cul de sac. Un rocher abrupt barre le passage. Sur la rive, des bois flottés polis jusqu’à l’os gardent dans leur architecture la mémoire des crues de l’automne.

5 mai 1997

Ce matin, le chat des Desbos a attrapé une souris. Vivante. Stressée. Il la laisse courir devant lui, la guide de la patte. La souris se calme, petit à petit. Puis elle s'assoit entre les pattes du chat et entreprend sa toilette dans la plus grande sérénité. Le chat attend qu’elle ait fini. Puis elle repart en trottinant. Si elle est calme, le chat se contente de la suivre. Si elle s’énerve, il la reprend dans la gueule, comme un chaton, délicatement. Le chat n’est pas cruel ; il ne joue pas avec sa proie. C’est un gourmet. il ne mange la viande que reposée, débarrassée des toxines du stress de la capture. Dans d’autres pays, le chasseur ne tue sa proie qu’après l’avoir pistée longtemps, quand elle se donne enfin à lui, calme et détendue, et le regarde dans les yeux.

12 mai 1997à D.G.

Elle est venue cet été avec ses bottes  -qu’elle a oubliée- et ses carnets de croquis. Elle s’est assise sur la pierre taillée au milieux des soucis ; a biné un carré de jardin. J’y planterai les tomates. Le ciel s’est fait tendre et les ubacs lui ont offert leurs joues. Elle m’a envoyé quelques dessins. Les prés ont pris le plomb de sa mine et le bleu des lauzes sous la pluie.